Retrouvailles

Clotilde était assise en tailleur sur l'énorme tapis oriental récupéré dieu sait où par un voleur soucieux de se faire bien voir du chef de clan. Devant elle, la bague, qu'elle n'avait pas ouverte depuis deux ans. Elle s'amusa à donner une pichenette dedans, la regarda rouler jusque sur le plancher et replongea dans sa réflexion.
Fallait-il l'ouvrir ? Avait-elle besoin du génie ? Après avoir passé plusieurs mois dans le coin le plus désert qu'elle avait pu trouver, elle était finalement revenue en ville et avait appris à faire taire les voix. Ce n'était toujours pas très au point, si elle voulait entendre quelqu'un elle entendait tout le monde, malgré tous ses efforts, pas moyen de choisir la fréquence. Mais elle pouvait à nouveau dormir dans le silence. Elle n'avait pas besoin de Kiefer.
Mais quand même... Bon il ne lui manquait pas hein, mais la plupart des voleurs sous ses ordres étaient de gros rustres, et elle n'aurait pas dit non à une conversation plus élaborée que la description de leurs dernières acquisitions. D'autant qu'elle gagnait toujours au petit jeu de qui avait volé la plus grosse pièce. C'était lassant.

Elle se pencha en avant pour ramener la bague vers elle, joua à tirer tout doucement sur la pierre et s'arrêta juste avant de déclencher le mécanisme d'ouverture. Kiefer était vraiment quelqu'un d'insupportable, mais quand on ne voit pas les gens pendant longtemps, on oublie parfois pourquoi est-ce qu'on avait choisi d'arrêter de les voir et on se rappelle des bons côtés. Le physique avantageux du génie était évidemment un bon côté majeur. Reconnaître qu'elle pourrait rappeler le génie juste parce qu'il était beau était bien sûr inenvisageable. Quoique pas complètement faux.

Clotilde se leva et tira sur une ficelle qui pendait du plafond. Trente secondes plus tard, un domestique entrait avec une tasse de thé fumant qu'elle avala d'une traite, se brûlant la langue au passage. Elle grommela un juron que le serviteur fit semblant de ne pas entendre pendant qu'il repartait avec moultes courbettes.
Elle ramassa la bague sur le sol. Du bout du pouce elle souleva le compartiment à poison, hésita et finalement ouvrit la bague en levant les yeux au ciel, déjà agacée à l'idée de ce qui risquait de suivre.

Deux ans, c’était long. Oh, il était déjà arrivé à Kiefer d’attendre bien plus longtemps entre deux appels, et cela voulait généralement dire qu’il changeait de propriétaire. Avec ce qui s’était passé entre Clotilde et lui, à n’en pas douter, c’était ce qui allait arriver : le prochain à faire jouer la petite charnière de la bague serait un autre mortel.

Il avait laissé la jeune femme dans une mauvaise posture. Déjà, avec un nouveau pouvoir bien trop puissant et trop subit pour qu’elle apprenne à le maîtriser sans douleur, mais aussi avec la gorge meurtrie : à trop jouer avec le feu, on se brûle, le génie avait tenté de l’étrangler. Oh, il n’avait pas été dingue au point de la tuer, cependant lever ne serais-ce que le petit doigt sur son propriétaire était une faute. Bien conscient du fait, il avait filé aussi sec dans la bague, espérant se faire oublier quelques temps…

Fort heureusement pour lui, ce geste était passé inaperçu. Le génie avait donc reprit le cours normal de sa vie dans le Monde de la Bague. Un monde confortable, agréable, mais non abouti : le rôle de tous les génies était d’accomplir les souhaits des autres.

Ce soir là, il remontait le col de son manteau. Il faisait froid, la neige tombait en abondance depuis la fin de la journée. De petits nuages sortaient de sa bouche à chaque expiration. Les mains bien enfoncées dans les poches, il marchait rapidement, fuyant le froid, lorsqu’il entendit l’appel. Tiens donc ? L’attente avait été paradoxalement longue et courte, seulement deux ans, et déjà deux ans. La bague n’avait donc pas mis longtemps à retourner au doigt d’un mortel. Autant ne pas le faire attendre…

Le vortex et subitement la chaleur humide de l’île. Ah, le contraste était saisissant ! Ok, Kiefer n’était pas tellement couvert, mais son manteau en toile lourde était désormais de trop. Dessous, une simple chemise sombre, un pantalon simple, et des chaussures à semelle épaisse, pour ne pas déraper sur la couche de neige. Autour de sa taille, son fouet habituel était enroulé comme une étrange ceinture supplémentaire.

Regardant autour de lui (muet, et avec nettement moins mauvaise humeur que la fois précédente), il lui sembla reconnaître l’endroit… Et puis ses yeux se posèrent sur Clotilde. Le génie pâlit imperceptiblement, cachant son trouble mais affichant clairement son étonnement.

« Bah… Je ne pensais pas te revoir, surtout en tant que maîtresse… »

Il fit une petite pause, reprenant son attitude habituelle et abandonnant sa moue surprise… Il se débarrassa de son manteau, qui atterrit sur le dossier d’une chaise. De la neige était encore posée sur ses mèches, il secoua la tête pour en faire tomber la maximum.

« Bien, et que puis-je pour toi ? »

Kiefer observait la jeune femme avec intérêt, non seulement parcequ’elle aurait certainement quelquechose à lui dire, demander, ordonner, etc (elle ne l’avait pas rappelé sans raison quand même !), mais aussi par curiosité. Alors comment s’en sortait elle avec son petit cadeau ? Elle le contrôlait ? Chapeau ! Pas besoin de fouiller dans sa tête pour le savoir. Si elle revenait en ville, c’était certainement parcequ’elle avait réussi à faire taire les voix.

Clotilde eut un petit reniflement agacé en voyant la neige mouillée tomber sur le tapis probablement hors de prix, mais constatant que le génie n'avait pas l'air de trop mauvaise humeur, elle décida de ne pas ouvrir les hostilités. Pas tout de suite, en tout cas. Après tout ce serait stupide qu’il reparte si vite.
Il n’avait pas changé. Elle avait pris deux ans, évidemment, et avait arrêté d’attacher ses cheveux dans un chignon tellement serré qu’il avait fini par lui donner des migraines, avait eu une brève aventure avec un pirate reparti en mer depuis longtemps et appris à se servir d’un sabre d’abordage, ce qui était en soi complètement inutile. Ce qui n’avait pas changé, en revanche, c’était son goût pour les robes. Elle avait annexé la moitié des combles pour en faire un dressing. Quand elle devait faire une apparition publique quelconque pour les besoins de sa fonction, elle choisissait une robe immense et pleine de jupons et volants divers. Le clan était alors trop occupé à détailler la robe pour se rendre compte que parler devant une audience de plus de cinq personnes la terrorisait.
Comme elle n’avait pas prévu de sortir ce jour-là ni même de croiser une quelconque personne qui ne soit un domestique, elle était pieds nus dans une robe légère en coton noir. Ce n’était pas très approprié. Mais Kiefer était un peu son domestique, après tout, non ? Probablement pas, en fait.

"Salut, contente de te revoir, j'espère que je ne t'ai pas dérangé, tu vas bien ?"

En déblatérant ces formules de politesse, elle réfléchissait à toute vitesse. Pourquoi l'avait-elle rappelé déjà ? Ah oui, parce qu'elle s'ennuyait. C'était un argument pitoyable, il fallait d'urgence trouver autre chose à répondre. Un ordre, peut-être ? Ou alors dire que les voix étaient trop insupportables, qu'elle était revenue ici pour récupérer la bague et lui demander de l'aide ? Oui ça c'était pas mal. Le génie serait trop content de se sentir utile, peut-être même qu’il en oublierait de se moquer.
Il faisait beaucoup trop chaud dans cette pièce. Clotilde marcha jusqu'à la fenêtre, l'ouvrit en grand. Une bouffée d'air chaud et humide envahit la pièce. Neverland était un endroit insupportable les jours de beau temps. Elle se retourna vers le génie, les sourcils légèrement froncés, contrariée par la situation. Si elle attendait plus longtemps, il allait finir par trouver ça bizarre. Raclement de gorge.

"Je t'ai rappelé parce que j'ai besoin d'aide, avec les voix."

Tiens, une fois dit à haute voix, ça paraissait nettement moins bien. Non seulement c'était un aveu d'échec et Kiefer allait jubiler, mais en plus c'était un mensonge éhonté, probablement repérable à des kilomètres. Elle hésita à laisser entrer les voix pour être plus crédible. Mais l'idée elle-même était douloureuse. Tant pis. Elle contempla la tasse vide sur la table de nuit, et regretta d'avoir bu le thé si vite. Non seulement sa langue était douloureuse, mais en plus cela lui aurait permis de se donner une contenance. Hmpf.

Elle avait changé. Oh, pas de beaucoup, mais les deux ans avaient glissé sur ses traits d'humaine, imposants certains changements. Déjà, elle semblait un peu moins tendue, ou coincée, même si la présence du génie ne devait pas la mettre dans les meilleures conditions. Ensuite, elle avait détaché ses cheveux. Pour l'occasion peut être? Ou justement parcequ'il n'y avait pas d'occasion spéciale à fêter? En tout cas c'était nettement mieux, comme il l'avait suggéré précédemment. L'avait il dit, d'ailleurs, ou ne l'avait il que pensé? Plus moyen de le savoir. Pieds-nus et simplement vêtue, elle n'allait certainement pas sortir dans cette tenue, alors si elle avait appelé Kiefer, ça n'était pas pour aller dehors avec lui. Ou en tout cas pas de son plein gré.

Les formules de politesse qu'elle récita rapidement lui rappelèrent qu'il n'avait lui même pas dit bonjour, ou bonsoir, qu'importe. Bah, ça n'allait pas le tuer, et elle non plus. Quand à savoir si il allait bien... C'était une question rhétorique, il ne prit pas la peine d'y répondre, se contentant d'attendre qu'elle continue à parler.

C'était quand elle voulait.

Cherchait-elle à se donner une contenance en se levant? Kiefer croisa ses bras sur sa poitrine, attendant qu'elle l'ouvre, mais à la place, la jeune femme ouvrit... la fenêtre. Il faisait encore plus moite dehors que dedans. Super... Heureusement qu'il avait zappé le gros pull et l'écharpe en partant de chez lui. La toile de son pantalon était trop lourde et ses chaussures trop chaudes aussi. Il faudrait qu'il songe à en changer, ça serait plus confortable. Surtout si la demoiselle comptait le faire poiroter sans rien dire longtemps...

Enfin, Clotilde se retourna, les sourcils froncés, et lui avoua avoir besoin d'aide. Kiefer ne savait pas ce qui était le plus marrant : le fait que ça soit une façon d'avouer un échec, ou le fait que ça soit un sacré mensonge. Foutaises! Si elle avait réellement un soucis avec les voix, elle serait en train de souffrir le martyr, et il l'aurait senti. A moins que son interprétation du problème ne soit pas bonne... Mmmh. Avant de rire, sourire, ou quoi que ce soit, autant comprendre. Remuer sa langue dans sa bouche 7 fois avant de parler, voilà qui le mettrait en moins mauvaise posture avec ses propriétaires...

Clotilde fixait la table de nuit, et la tasse vide posée dessus. Kiefer suivit son regard, puis se remit à parler.

"Sois plus claire."

Pas un seul ricanement, pas une moquerie. Ok, il avait toujours le sourire aux lèvres, mais c'était habituel.

"Tu as besoin de quelle aide exactement? La barrière a l'air en place."

De ce qu'il constatait en surface, Clotilde arrivait déjà au moins à s'isoler. C'était le plus important.

"Explique toi mieux, sinon je ne pourrais rien faire. Un souhait mal détaillé est souvent désastreux pour la personne qui l'a formulé, tu es bien placée pour le savoir."

Ca, c'était certain! Son ton avait été légèrement piquant, soulignant la fin de sa phrase. Ouais, elle était très bien placée pour ça...

"Mais veux-tu que je remplisse ça, d'abord?"

Si elle regardait sa tasse (qu'il désigna du menton) ainsi, c'était peut être qu'elle avait soif... Ou qu'elle cherchait un dérivatif. Qu'importe.

Hum. Le mensonge n’avait pas mis bien longtemps à être éventé. Elle qui se vantait de pouvoir faire croire n’importe quoi à n’importe qui, c’était complètement raté. Autant être honnête, pour une fois.

« Ok. C’est pas la vraie raison pour laquelle tu es là. Il n’y a pas de vraie raison, en fait. Si tu veux savoir, oui la barrière est en place, j’ai passé six mois au fin fond du désert, j’ai d’abord appris à ne pas entendre les lézards et les musaraignes, quand j’ai senti que c’était bon, je suis revenue ici et j’ai appris à ne plus entendre les pensées des autres »

Elle fit une pause et un petit sourire moqueur se dessina sur ses lèvres.

« Et je t’ai maudit une bonne centaine de fois, aussi. Je suppose que dans la mesure où tu ne mourras jamais, ça n’a pas beaucoup d’importance. »

Puisqu’il avait l’air de vouloir se rendre utile, c’était sûrement le moment d’en profiter. Clotilde était sûre que cette histoire de vœu mal formulé n’était qu’une vaste blague, et que si elle était tombée sur un génie normal, rien de tout ça ne serait arrivé.
En fait elle n’avait aucune idée de ce que pouvait être un génie normal, l’existence même des génies lui paraissant particulièrement absurde. Dans le doute, elle décida d’éviter tout vœu trop compliqué ou susceptible d’avoir des conséquences désastreuses. Elle regarda Kiefer, qui ne perdrait décidément jamais cet insupportable petit sourire.

« Je ne peux pas moduler les voix. Enfin en tout cas, je n’essaye plus, je préfère ne rien entendre que tout entendre, tu vois ? »

Ca au moins, c’était la stricte vérité. Au début elle avait essayé d’utiliser son nouveau don pour écouter à l’intérieur des maisons et savoir qui était présent, mais distinguer les différentes voix au milieu du vacarme s’était avéré impossible. Elle n’avait pas tellement envie de demander de l’aide à Kiefer, toujours à cause de cette stupide histoire de formulation, et puis il lui avait dit que séparer les voix était quelque chose qu’il fallait apprendre soi-même.

« Ce n’est pas un vœu, alors ne commence pas à m’embêter avec ça, mais tu pourrais m’apprendre à séparer les voix ? »

Il lui proposait du thé ? Il proposait d’utiliser ses fabuleux et très importants pouvoirs pour remplir une stupide tasse ? Peut-être qu’il avait changé, finalement… Ou peut-être qu’il allait la remplir avec Dieu sait quoi, mieux valait préciser, juste au cas où.

« Je veux bien du thé, oui. Je savais pas que tu t’étais reconverti en serveur… »

Elle jeta un coup d’œil à la vieille horloge. Elle avait tenu… un peu moins de 4 minutes avant de se sentir obligée de le taquiner. Pas mal.

Il n'y a pas de vraie raison pour son appel? Clotilde s'ennuyait tellement de lui? Remarquez, elle en avait mis, le temps, pour s'apercevoir qu'il était indispensable... Bah, Kiefer aimait bien cette interprétation de la situation, tout en sachant qu'elle était certainement erronée. La voleuse devait le haïr, l'appeler ne s'était pas fait sur un coup de tête, elle avait ses raisons. Les voix en était une bonne. Au bout de deux ans, elle avait largement eu le temps d'éprouver tout ce dont elle était capable par elle même. Le plus difficile était la barrière, mais le plus délicat était de filtrer… Selon la théorie !

Lui apprendre à séparer les voix... C'était plus facile à dire qu'à faire. Pour Kiefer, ça avait été inné, le package de base, en quelque sorte, il n'avait jamais réellement eu à se poser la question. Ca serait certainement ardu pour Clotilde, car il n'avait que la théorie à lui offrir, rien de mieux. Surtout sans vœux à ce propos... Exaucer des souhaits donnait des capacités supplémentaires aux génies, qui ne feraient pas partie de leur panel sans ça. Ca les boostait, en quelquesorte, grâce à ces bonnes vieilles phrases en bonne et due forme. Génie, je souhaite que…

En attendant de songer à ce problème, autant s'occuper de ce qui est simple : le thé. Oh, bien sûr, il valait mieux que ça, mais si Clotilde le cherchait, il pouvait y mettre les formes... Un coup de vent fit apparaître comme une petite dune de poussière sur le dessus de la table de nuit. De cette petite dune, une pousse jaillit rapidement, grandissant, s'épaississant jusqu'à laisser poindre de petites feuilles. Elles mêmes se mirent à grandir, à s'élargir... Les feuilles de l'arbre à thé croissaient rapidement à l'œil nu, l'arbuste même n'avait pas demandé plus d'une trentaine de secondes pour pousser. Déjà grand d’une trentaine de centimètres, il enroulait ses racines tout autour de la tablette, s’y agrippant par la force de ses fibres végétales.

En même temps, de l'eau s'était condensée dans la tasse, comme cela arrive sur une vitre de salle d'eau. Elle était chaude, fumante de nature...

Pendant ces petits prodiges, Kiefer était détendu, se tenait debout l'air de rien, comme si c'était la simplicité même. Puis, se décidant enfin à lever un bras, il serra le poing dans le vide. Des feuilles se détachèrent, se flétrirent, brunirent à vitesse grand V, alors que l'arbuste redevenait poussière, disparaissant dans un autre coup de vent. La fenêtre ouverte accueillit ses restes. Les feuilles plongèrent dans l'eau, la brunirent, puis à leur tour, disparurent, comme dissoutes... Cette seconde partie de sort n'avait pas pris plus longtemps que la première, et le génie observait désormais la tasse avec satisfaction.

"C'est servi."

Du thé. Mais créé avec décorum. C'était du Kiefer tout craché. Une fois cette petite attention prête, il se décida à aborder LE sujet.

"Séparer les voix demande de la concentration, mais surtout de la volonté. Parmi le brouhaha, tu dois isoler la tonalité que tu recherches. Plus facile à dire qu’à faire, hein? Il faut avoir l'oreille musicale, et s’accrocher aux notes comme un chien à son os !"

Il ricana brièvement, puis alla s'asseoir sur le bord du lit avant de s'avouer... bien démuni, mais pas désolé pour autant.

"Je ne peux pas t'aider plus que ça, après tout, je n'ai jamais eu à me poser la question. Si tu le souhaitais peut être… Si tu risquais le coup."

Après un sourire entendu à Clotilde, il haussa les épaules. Sa voix se fit plus tendre.

"Tout ne se passera pas forcement toujours mal entre nous."

Clotilde n’était pas quelqu’un de facilement impressionnable. Néanmoins, elle gratifia l’arbre à thé d’un regard mi-surpris mi-émerveillé. Ca devait quand même être chouette d’être un génie.

« Pas mal du tout »

Elle ouvrit un petit sucrier en argent posé sur la table de nuit, compta deux sucres qu’elle lâcha dans la tasse et remua pensivement son thé.

« L’oreille musicale ? Mh. En gros tu es en train de me dire que tu ne peux pas m’aider, sauf si j’en fait explicitement la demande ? »

Elle alla s’asseoir sur le lit à côté du génie, replia les jambes et entoura ses genoux de ses bras en essayant de ne pas renverser de thé. Une goutte s’écrasa sur le couvre-lit. Elle leva un sourcil à la remarque de Kiefer.

« Ce n’est pas uniquement ma faute si ça se passe mal… Après tout c’est toi qui m’as clairement laissé entendre que je n’avais pas le droit à l’erreur. »

Certes, elle n’avait pas été particulièrement accueillante la première fois qu’ils s’étaient vus. Mais lui non plus, et aujourd’hui il semblait moins moqueur et plus gentil, peut-être. Un génie à la vie éternelle pouvait-il mûrir en deux ans ? Ou alors il était juste lunatique, mais comme il vivait beaucoup plus longtemps, ses sautes d’humeur duraient plus longtemps. L’image d’un papillon bipolaire changeant d’humeur à chaque seconde apparut dans son esprit, et elle cacha son sourire derrière sa tasse.

« Bon. C’est d’accord. Aloors. Kiefer, je souhaite que tu m’aides à séparer les pensées des autres que j’entends dans ma tête, pour que je puisse choisir lesquelles je veux entendre. »

Est-ce que c’était bon ? Clotilde réfléchissait aux détails qu’elle avait pu oublier en formulant le vœu. Elle avait la désagréable impression qu’il manquait quelque chose, mais impossible de dire quoi. Elle termina son thé rapidement et tendit le bras pour reposer la tasse sur la petite table. Peut-être un indicateur de temps ?

« Et on commence maintenant. Je crois. »

Ca n’était toujours pas parfait, mais il lui semblait que l’essentiel était là et que son souhait ne devrait pas trop faire de dégats si le génie se montrait un peu coopératif.

Quand, quoi... Par contre, pas de comment. Clotilde avait enfin fait son vœu, mais laissait la méthode à utiliser aux bons soins de Kiefer. Voyons voyons... La demoiselle s'était installée juste à côté de lui, sa tasse brûlant à la main. Son petit effet pour matérialiser le thé l'avait impressionnée, apparemment, et l'égo du génie déjà monumental n'en avait qu'encore un peu plus grandit.

"Que de précautions. Tu as peur de quoi exactement ?"

Le génie rigolait doucement, mais au fond il était déçu et énervé. Elle avait bien cerné la demande… Pfff… Bref, elle voulait, elle souhaitait qu'il l'aide à séparer les pensées des autres... Haussant les épaules avec l'air du type qui a déjà fait ça cent fois (alors qu'en fait c'était une première), Kiefer sourit à sa propriétaire, avant tourner un peu son buste, pour être bien en face.

"Prête? C'est parti."

Il n'avait pas attendu deux secondes pour qu'elle cherche à le retenir. Sa main avait fait un arc de cercle dans l'air, comme s'il avait cherché à repousser un rideau invisible entre lui et la jeune femme... Soudain c'est une cacophonie infernale qui se déversa dans la pièce. Pas uniquement dans la tête de Clotilde, ou dans celle du génie. Non, dans toute la pièce, toute la baraque, et peut être entendait on le vacarme dehors, à cause de la fenêtre ouverte. Il s'agissait de pensées, celles des gens des environs, mais tellement amplifiées et mélangées, qu'un type qui écouterait serait bien incapable de reconnaître sa propre voix. Le génie avait plaqué ses mains sur ses oreilles. C'était trop fort, tout bonnement insupportable.

"Assez, ASSEZ!"

Dans un grondement colérique, son second "assez" avait imposé tout d'un coup le silence. Trop, c’était trop, et tant pis si la méthode était brutale. Sa maîtresse aurait sans doute mal au crâne, à cause de son incursion dans son cerveau afin de baisser le son... Car ça n'était pas un vrai silence, Kiefer avait en fait réduit le volume, et pour ça avait dû bidouiller le pouvoir de Clotilde. Pas certain qu’elle s’en rende compte, d’ailleurs.

Un faible murmure témoignait désormais de l'activité mentale des voisins, leurs pensées étaient toujours là, mais avaient arrêté de leur déchirer les tympans.

"Ca suffit le bordel!"

Le génie affichait une moue contrariée, et il se massa les tempes quelques secondes avant de se remettre à parler.

"J'avais enlevé ta barrière et je t'avais mise sur haut parleur pour comprendre le soucis. Si déjà tu ne sais même pas moduler, comment veux-tu que je t'aide, hein?"

C'était un reproche non dissimulé, et particulièrement injuste, mais il n'attendit pas que Clotilde lui réponde, ou se rebiffe, pour continuer :

"Bon, maintenant je vais remettre le son, mais pas aussi fort. Essaye d'isoler une voix comme je te le disais. Comme j'entend ce que tu entends, ça sera plus facile pour te guider."

Encore un peu grognon, Kiefer attendit que la jeune femme daigne s'exécuter.

Clotilde eut un mouvement évasif de la main, quelque chose entre « je n’ai pas peur qu’est-ce que tu crois » et « tu sais très bien de quoi je veux parler ». En tout cas, sa formulation de vœu était apparemment un succès dont elle se félicita chaleureusement quoiqu’intérieurement. Elle en était encore à s’auto-congratuler lorsqu’un vacarme infernal envahit euh… tout. Sa tête, la pièce, peut-être bien la ville entière, c’était abominable, encore pire que d’habitude.

Elle crut un instant que son corps allait réagir violemment, qu’elle allait vomir, ou s’évanouir, ou que ses deux tympans allaient exploser en même temps. Ou peut-être tout ça à la fois. Est-ce que c’était une façon pour le génie de lui faire remarquer qu’elle avait oublié de préciser « sans douleur » ? Elle jeta un œil vers Kiefer qui n’avait pas non plus l’air d’apprécier sa propre blague, si toutefois c’en était une. Il hurla quelque chose qu’elle n’entendit pas au milieu des autres voix, et soudainement le volume revint à un niveau acceptable.

La jeune fille poussa un soupir de soulagement. Même si le bruit était toujours là, c’était devenu supportable. Elle hésita un court instant à remercier le génie, mais celui-ci avait déjà commencé à râler sur son incapacité à moduler les voix. Elle se renfrogna à son tour.

« Bah. J’ai appris à ne rien entendre, je peux pas tout faire non plus, môssieur mon génie. »

Avec une mauvaise volonté affichée, elle obéit à Kiefer, en grognant quelque chose à propos des génies qui ne savent pas se comporter.
C’était plus facile maintenant que le volume était moins fort, elle pouvait distinguer des mots, mais pas encore des phrases, ni vraiment isoler une pensée en particulier. Elle ferma les yeux pour mieux se concentrer. Certaines voix ressortaient plus fort que d’autres, probablement celles des gens les plus proches.

Toujours les yeux fermés, elle fronça les sourcils et finit par isoler plusieurs « fréquences » : ce qui se passait tout prêt, ce qui se passait plus loin. Malheureusement, toujours un possible de vraiment séparer, les pensées semblaient toutes avoir les mêmes intonations, le même timbre. Quelqu’un pensait à de l’or, il comptait quelque chose et réfléchissait à ce qu’il pourrait obtenir avec. Puis elle perdit le contact aussi soudainement qu’elle l’avait établi, et ne réussit pas à retrouver les pensées qu’elle venait de saisir.

Elle rouvrit les yeux, ayant oublié qu’elle était fâchée contre Kiefer. L’exercice lui avait demandé pas mal d’énergie, elle se sentait un peu vide et les voix bourdonnaient désagréablement dans ses oreilles. Elle hésita à couper complètement le son, ne sachant pas trop si c’était une bonne ou une mauvaise idée.

« Ca marche moyen. Je crois que ça suffit pour aujourd’hui, sauf si vraiment la réussite de l’opération en dépend.»

Elle regarda Kiefer avec un air vaguement malheureux, afin d’appuyer son propos.

Clotilde affichait un peu de mauvaise volonté, mais pour la forme, seulement. Ok, Kiefer n'avait pas été tout à fait aimable, c'était de bonne guerre, mais il fronça tout de même les sourcils et fit claquer sa langue alors qu'elle grommelait, marquant son désaccord. C’était lui qui donnait les directives, non mais ! Si elle avait voulu que le contrôle lui tombe dessus tout cuit et sans effort, elle n’avait qu’à mieux détailler son souhait. Elle n’avait réclamé que son aide, pas son intervention directe, après tout.

Et puis la jeune femme se mit au boulot. Avec son petit tour, Le génie pouvait désormais entendre ce qu'elle entendait sans commettre le crime de lèse majesté qu'était de fouiner dans le crâne de Môdame Clotilde…

Décidemment, ça avait l'air compliqué pour elle. Les yeux fermés, elle se concentrait sur les pensées les plus proches -donc les plus accessibles, logique- mais avait du mal à les accrocher définitivement. Le petit manège dura quelques secondes, bien trop longtemps pour Kiefer qui s'attendait à un succès rapide. Finalement, elle relâcha son effort. Tsssch...

"C'est comme tu veux. J'ai l'éternité devant moi, pas toi. Ca m'est égal de continuer plus tard."

Il appuya ses paroles avec un haussement d'épaules…

"C'est juste dommage de renoncer..."

… Et conclut avec ce reproche. Il l'avait cru plus battante que ça...

"Si tu n'arrives pas avec les intonations, tu peux à la rigueur essayer d'associer les personnes à des couleurs, ou les visualiser comme des rubans qui flottent, et que tu as juste à saisir pour sélectionner quelqu'un... Si tu es plus visuelle qu’auditive, ça marchera peut être… L'essentiel est que l'image mentale soit forte. La plus courante des solutions ne fonctionne pas, à toi d'inventer."

C'était le second stade de la théorie, et à n'en pas douter, Clotilde allait encore galérer un moment avec ce pouvoir gênant.

"Mais bon, si tu en as assez pour aujourd'hui..."

Kiefer leva le bras à nouveau, pour refermer le rideau, et remettre la barrière en place. Il couperait également le haut parleur, afin que ces sons parasites arrêtent de remplir la pièce... Enfin, le couperait si Clotilde ne l'arrêtait pas dans son élan. Le génie prenait le temps de faire le geste, laissant à la jeune femme une occasion d'affirmer son caractère. Il n'en avait rien à fiche de son air malheureux, le résultat seul comptait. Et puis si elle renonçait, il ne manquerait pas de ressortir cette petite histoire au moment opportun, pour rappeler à l'amour propre de sa maîtresse que l'abus d'autosatisfaction était malsain. Sauf dans son cas à lui, là, c'était tout naturel ~.

Pfft. Ca y est elle se rappelait pourquoi elle ne supportait pas son génie. En sa présence, elle se sentait médiocre et ça n'était certainement pas un sentiment confortable. C'était facile pour lui, qui savait à peu près tout faire. Et d'ailleurs même ce qu'il ne savait pas faire, il savait quand même le faire pour peu qu'elle le lui demande. Insupportable, donc.

Clotilde hésitait. D'un côté l'exercice lui avait donné une migraine d'une intensité remarquable et elle aurait donné beaucoup pour une pièce bien sombre et surtout parfaitement silencieuse. De l'autre, Kiefer était clairement en train de la mépriser et lui ressortirait son manque de persévérance pendant un bon moment. A moins de le congédier et de se priver du génie, ça risquait d'être très pénible.

Elle le regarda lever lentement le bras. Il lui laissait une chance de changer d'avis. Elle l'arrêta d'un geste.

"Bon d'accord, on continue. On t'a déjà dit que tu étais pénible ? En tout cas, ici c'est vraiment trop bruyant, il y a trop de voix. Je t'autorise à te sentir supérieur, si ça te fait plaisir. Tu peux pas euh... je sais pas trop, supprimer une partie des voix ? Pas en tuant des gens, on est d'accord."

Etait-ce un voeu ? Tiens d'ailleurs, comment formulait-on un voeu ? Est-ce que le génie avait une marge d'interprétation ou non ? Elle savait déjà qu'il pouvait interpréter différemment un voeu.
Ce qui était moins évident, c'était de savoir s'il prenait au pied de la lettre des remarques en l'air, comme elle en prononçait dix par jour [hrp : oula. Syntaxe win !]. Est-ce que "si seulement ce type pouvait disparaître" était susceptible de provoquer un décès ? Mh.

"Et avant de continuer, une question sur les voeux. Si j'exprimais un souhait qui ne te soit pas directement adressé, comme par exemple "ça serait bien que ce tapis soit plus épais", est-ce que tu peux rendre le tapis plus épais ou pas vraiment ? Evidemment, c'est un exemple inoffensif, mais tu comprends l'idée"

Elle réalisa que de toute façon il l'entendait penser en ce moment, qu'effectivement il voyait très bien ce qu'elle voulait dire et que si ça se trouve il pouvait aussi prendre ses pensées au pied de la lettre..

Oh, et il avait sûrement entendu aussi que cette histoire de voeu était aussi un bon moyen d'accorder une pause à sa petite cervelle humaine qui commençait à se sentir légèrement dépassée par les évènements.

Tout cela était absolument formidable.

Kiefer était pénible? Oui, en effet. Il le savait. Et il en était même très fier. Loin de le vexer ce compliment qui n'en était pas un flatta son égo. Avoir un génie, c'était trop simple, trop facile et pratique, il fallait bien compliquer un peu la chose. Sa maitresse hésitait, entre renoncer et continuer l'exercice, et si le génie comprenait le dilemme, il semblait n'en avoir cure. Elle continuait? Bien. C'était qu'elle avait de la combativité, alors, ou qu'elle ne voulait pas donner à Kiefer l'occasion de se foutre d'elle... Quoi qu'il en soit, il obéit, abaissant son bras sans remettre la barrière en place.

Le "Pas en tuant des gens" l'étonna, et il prit cette phrase comme une bonne blague, une répartie amusante. Il n'y aurait pas songé, mais oui, ça aurait été une bonne solution pour réduire le nombre de voix. Il éclata d'un rire très bref mais franc. Pendant ce temps Clotilde réfléchissait, et si le génie n'avait pas le droit de fouiller dans sa tête (fait qu'elle avait spécifié rapidement après leur première rencontre), il imaginait très bien ses pensées.

"N'aie crainte, je ne tuerais personne pour un simple besoin de contrôle de pouvoir. Mais... Bah, disons que normalement je n'obéis qu'à une demande directe mais j'ai la possibilité d'interpréter le reste si ça me semble nécessaire. Après, ça dépend du contexte, et des maîtres... De leurs demandes."

Il fit une petite pause, l'air évasif.

"Par exemple, une de mes anciennes propriétaires était en danger de mort. Elle avait souhaité que je m'en tienne au strict vœu parlé, et bien, à cause de son bâillon, elle a eu la tête coupée. Il n'était pas possible d'enfreindre ce qu'elle m'avait demandé précédemment, quoi! Trop bête, surtout qu'elle n'arrêtait pas de me solliciter par la pensée. Bref, passons, et espérons que tu n'en arrives jamais à cette extrémité."

Il avait beau raconter des choses graves, son ton était serein, un peu professoral et toujours légèrement enjoué. La mort humaine était pour lui un concept abstrait.

"Comme en plus tu ne veux pas que je lise dans ton esprit, tu pourrais m'appeler par ce biais tant que tu voudrais, pas moyen que j'y réponde. Quand aux souhaits rhétoriques, je sais encore les discerner d'une vraie demande, tout de même..."

Il soupira rapidement, comme si cette possibilité était légèrement insultante, et, sans laisser à Clotilde le temps de répondre, il repassa au sujet principal.

"Je vais mettre en place des filtres, pour ne sélectionner que la voix la plus proche. J'en rajouterais ensuite, et ton but sera de continuer à te focaliser sur la première. Après cet exercice, ça ira bien pour aujourd'hui, moi aussi j'en ai un peu marre. Allez, c'est parti."

Aussitôt dit, aussitôt fait. La voix la plus proche était celle d'un homme, dont les pensées actuelles... Et bien disons que la décence ne nous permettent pas d'en parler ici. Au bout de quelques secondes, Kiefer enleva un filtre, rajoutant une voix, puis une autre....

[HRP : Post pourri… ==’]